Patients en situation d’itinérance — Dre Marie-Ève Goyer

Dr. Marie-Ève Goyer

32 min | Publié le 22 mai 2024

Selon les plus récentes données de l’ICIS, presque tous les patients en situation d’itinérance (93 %) hospitalisés ont été admis à l’urgence — signe qu’ils ne bénéficient pas d’un accès adéquat aux soins de première ligne. Dans cet épisode du BISC, l’animatrice Alya Niang discute avec la Dre Marie-Ève Goyer des besoins de santé complexes du nombre croissant de personnes en situation d’itinérance qui se tournent vers les hôpitaux pour obtenir de l’aide, et des efforts déployés par les médecins pour trouver des solutions.

Cet épisode est disponible en français seulement.

Transcription

Alya Niang

Dans la plupart des communautés canadiennes, l’installation de tentes et de campements de personnes qui vivent dans la rue est en train de devenir une constante. Et ceci est la conséquence de la pauvreté, de la maladie, de la toxicomanie et de l’augmentation du coût du logement.

Marie-Ève Goyer

Ce qui fait qu’on voit augmenter l’itinérance en très grande majorité, c’est la non-accessibilité à des logements à bas prix. Donc, il y a un manque dans le parc locatif, une augmentation des coûts de location, de logement, une diminution des maisons de chambre, des modalités qu’on pourrait appeler à très bas seuil.

Alya Niang

Selon Statistique Canada, plus d’un quart de million de Canadiens sont sans-abri chaque année. Et ils tombent malades, sans traitement, et sont les plus grands utilisateurs des services d’urgence. Dans l’épisode d’aujourd’hui, un regard sur l’itinérance. Le coût pour leur santé et celui de notre système de santé. De nouvelles données de l’Institut canadien d’information sur la santé montrent que le fardeau de l’itinérance est énorme. Les personnes en situation d’itinérance et qui ont besoin de soins médicaux passent deux fois plus de temps à l’hôpital que la moyenne nationale et coûtent deux fois plus cher que le patient moyen. La Dre Goyer nous parle de la détresse des personnes en situation d’itinérance. 

Marie-Ève Goyer

Moi, mes patients, quand ils me racontent qu’ils dorment dehors à moins de trois heures, j’ai une patiente à qui j’ai demandé « Mais comment tu fais pour te laver si tu es dans une tente l’hiver, prendre une douche? » Puis elle m’a dit « Mais ça fait deux ans que je n’ai pas pris de douche. »

Alya Niang

Bonjour et bienvenue au balado d’informations sur la santé au Canada, ou encore le BISC en abrégé. Ici Alya Niang, l’animatrice de cette conversation. Rappelez-vous que les opinions et les commentaires de nos invités ne reflètent pas nécessairement ceux de l’ISIS, mais il s’agit d’un échange ouvert et celui-ci porte sur les milliers de Canadiens qui vivent dans des ravins, le long des routes, dans des parcs et qui finissent souvent à l’hôpital. Un problème qui prend de l’ampleur. Bonjour, Dre Goyer, bienvenue au balado.

Marie-Ève Goyer

Merci.

Alya Niang

Dre Goyer, nous abordons un sujet assez sensible et difficile aujourd’hui, mais avant d’entrer en matière, j’aimerais vous laisser vous présenter. Parlez-nous un peu de vous, de ce que vous faites.

Marie-Ève Goyer

Oui, bien merci premièrement de m’accueillir. Alors, je suis la cheffe des services médicaux en dépendance et en itinérance au Centre-Sud de l’île de Montréal, au CIUSSS Centre-Sud. Donc, en plein centre-ville, où on a quand même une bonne représentation des personnes en situation d’itinérance. Je suis aussi la directrice scientifique de l’équipe de soutien clinique et organisationnel en dépendance et itinérance. Notre rôle, c’est de produire des outils, des guides cliniques pour mieux soutenir la pratique du réseau de la santé envers les personnes en situation de précarité. Et on travaille aussi avec les gestionnaires, le ministère, pour tenter d’organiser les services pour s’assurer de bien desservir les personnes en situation de précarité aussi.

Alya Niang

Merci pour votre introduction. L’une des façons de comprendre combien de personnes en situation d’itinérance utilisent les ressources médicales est de suivre leur visite à l’hôpital, et l’ICIS a récemment publié un rapport qui a examiné l’utilité d’utiliser un code spécifique pour identifier les personnes en situation d’itinérance, ainsi que leurs caractéristiques et leur utilisation des services hospitaliers. Qu’en pensez-vous et y a-t-il des défis avec l’utilisation de ce code?

Marie-Ève Goyer

Plus largement, ce que je peux vous dire qui est le grand défi, c’est vraiment l’accès au système de la santé par les personnes en situation d’itinérance. Donc, je pense que globalement, c’est une bonne idée d’aller chercher à l’urgence pour voir l’utilisation des services de ces personnes-là. Mais c’est un problème parce que c’est très souvent l’unique porte d’entrée que les gens ont du réseau de la santé.

Pourquoi c’est comme ça? Dans la plupart des provinces du Canada, comment on a organisé nos soins de santé, ça prend une carte d’assurance maladie, donc une preuve de couverture, et ça prend la carte physique et ça prend habituellement une adresse stable et une façon d’être rejoint. C’est-à-dire, habituellement, aucun de mes patients qui sont en situation d’itinérance. Et ce que vous voyez là ou ce qu’on discute là, c’est que, en fait, notre réseau n’est pas du tout adapté pour des personnes en situation de précarité.

On se retrouve malheureusement au Canada avec un système de santé un peu inversé, c’est-à-dire que c’est les personnes organisées, les plus en santé, les plus éduquées, qui ont d’abord accès au réseau de la santé, les personnes les plus malades, les plus désorganisées dans des situations où il y aurait besoin de plus de soins et de plus d’adaptation, qui n’arrivent pas, qui peinent à rejoindre le réseau de la santé.

Si vous êtes une personne en situation d’itinérance et que votre seule porte d’entrée, c’est l’urgence, vous savez comme moi que l’état des urgences au Canada actuellement, l’urgence, ce n’est pas un endroit où on va s’occuper de l’itinérance, on va s’occuper d’une plainte ponctuelle, donc s’il y a une lacération, on va s’en occuper, s’il y a une infection, on va la traiter, mais c’est très rare qu’on profite de cet épisode-là, où on doit aller très rapidement, pour regarder, mais comment se fait-il que cette lacération-là ou cette plaie-là, elle est dans une personne, sur une personne qui est en situation d’itinérance.

On n’aborde presque jamais l’itinérance dans les hôpitaux parce qu’on est dans un système qui va très vite, qui fait du débit et qui tend à vouloir le plus vite possible congédier les patients de l’hôpital. Et donc, si vous l’avez congédié de l’hôpital, fin de l’épisode de service et fin donc de l’accès aux soins. Donc, on est très loin actuellement de pouvoir, dans notre réseau de la santé, avoir ce dont on a besoin pour s’occuper comme il faut de l’itinérance.

Alya Niang

Venons-en un peu aux données. Cette analyse montre que les personnes en situation d’itinérance et qui ont besoin de soins médicaux passent deux fois plus de temps à l’hôpital que la moyenne nationale et coûtent deux fois plus cher que le patient moyen. Pourquoi cela?

Marie-Ève Goyer

Il y a plusieurs raisons. Évidemment, ce ne sont jamais des réponses simples, mais on peut prendre le cas des chirurgies d’un jour ou des chirurgies assez simples. La plupart des interventions qu’on va faire en chirurgie d’un jour, c’est des interventions de base où on va vous renvoyer à la maison, mais on va demander, vous allez avoir eu une anesthésie légère, on va demander que quelqu’un vienne vous chercher parce que vous ne serez pas capable de conduire, vous allez être encore un peu dans les vapeurs de la médication et on va demander que vous soyez quelques jours en convalescence dans un milieu protégé, que vous ayez des changements de votre plaie chirurgicale par votre centre local de soins.

Bien, si vous êtes en situation d’itinérance, vous n’avez aucune de ces modalités-là. Donc, ça prolonge des séjours de personnes parce qu’on est inquiet pour leur sécurité, on ne veut pas qu’ils se retrouvent à la rue avec des plaies, avec des besoins de réadaptation, avec des besoins médicaux qu’on n’arrive pas à desservir quand la personne est dans la rue et ça, c’est sans compter aussi les enjeux de température au Canada, c’est encore plus vrai, plus gênant de laisser partir quelqu’un à moins 30 ou à moins 40 pendant l’hiver alors que, bien oui, sa pneumonie est terminée, il n’a plus besoin de la plateforme hospitalière, il n’a plus besoin d’oxygène, mais il est encore un peu essoufflé, il tousse encore beaucoup, il a besoin d’antibiotiques et de confort. On n’a pas ça. Alors, ça donne des séjours hospitaliers qui se prolongent et donc, c’est des séjours plus longs, des coûts plus complexes pour ces personnes-là.

On a plusieurs refuges et ressources en itinérance qui ont travaillé très fort aussi pour offrir un peu ce volet-là post-hospitalier, mais encore là, on fait porter à des ressources communautaires des fois un fardeau qui peut être très, très lourd dans le sens où les organismes communautaires, n’ont souvent pas de personnel infirmier ou médical jour, soir, nuit pour assurer vraiment des soins post-hospitaliers qu’on va avoir quand on va retourner la personne chez elle avec un CLSC ou dans une ressource pour personnes âgées pour dire quelque chose.

Donc, c’est pour vous montrer que vraiment, on est dans des enjeux d’organisation d’offres de services puis globalement, au bout de la ligne, on est dans des enjeux de manque de toit sécuritaire au-dessus de la tête pour pouvoir récupérer d’une maladie qui a nécessité une hospitalisation.

Alya Niang

Parfait. Et l’une des principales causes d’hospitalisation sont les troubles liés à l’utilisation de substances représentant plus du quart des hospitalisations. Donc, 18 %. Est-ce que ce résultat vous surprend? Et pourquoi cette dépendance?

Marie-Ève Goyer

Oui, alors malheureusement, ce résultat-là ne nous surprend pas du tout. On sait qu’il y a, à travers les personnes qui sont en situation d’itinérance ou de précarité domiciliaire, une surreprésentation de certaines problématiques. Le trouble de l’utilisation de substances en est une, les problèmes de santé mentale en est une autre. Et je passe sous silence pour l’instant aussi tout ce qui est même des troubles neurocognitifs, donc des débuts de démence qui ne sont pas diagnostiqués. Les gens qui ont peu de famille, qui glissent, qui oublient de payer leur loyer, qui laissent les ronds ouverts et qui glissent vers l’itinérance, mais qui, dans les faits, ont des troubles cognitifs. Et ça, on en voit de plus en plus avec la population vieillissante.

Alors, pour répondre à votre question, c’est sûr que l’usage de substances et la dépendance est une des causes connues de perte de logement ou d’incapacité à, maintenir un logement. Ça, c’est la première chose. Donc, ça génère de l’itinérance, le trouble de l’usage de substances. Mais l’autre chose qu’on voit, c’est que le parc locatif et même les organismes communautaires peinent à répondre à ces besoins-là pour pouvoir assurer un maintien en logement. Je m’explique : on a quand même très peu de refuges, étant donné le fait qu’ils sont sous-financés, qui vont prendre la décision de tolérer par exemple l’intoxication dans leur milieu, voire même de permettre la consommation sur place.

Et donc, ce que ça fait, c’est que cette clientèle-là se retrouve beaucoup plus dans l’espace public, la clientèle qui est itinérante et qui a en plus un trouble de l’usage. Et donc, ça peut mener à plein de choses, comme le fait de n’avoir nulle part pour dégriser quand on est en état d’intoxication et on est attrapé par les policiers, on est amené à l’hôpital. Donc, on voit, on voit beaucoup d’utilisation des urgences comme un endroit de dégrisement parce que les personnes n’ont nulle part où aller. Effectivement, on s’inquiète et ils auraient besoin d’une certaine surveillance.

Mais aussi parce que ces personnes-là requièrent des soins pour leur trouble de l’usage, requièrent des traitements, requièrent des désintoxications, etc., etc. Et on sait que le trouble de l’usage et l’itinérance, c’est quand même deux choses qui viennent souvent main dans la main, malheureusement.

Alya Niang

Et Dre Goyer, la même analyse montre que 93 % de ces patients hospitalisés ont été admis par le service d’urgence, indiquant ainsi qu’ils n’ont pas toujours accès aux soins de première ligne dont ils ont besoin. Alors, en tant que médecin de famille, comment le système s’adapte-t-il pour améliorer l’accès aux soins de ces personnes vulnérables?

Marie-Ève Goyer

Mais tout ça, c’est de la création humaine. C’est des règles qu’on s’est donné pour monsieur, madame, tout le monde. Mais effectivement, on a quand même une réflexion sociétale à faire quand on se rend compte qu’on laisse de côté nos clientèles les plus vulnérables. Et ça se fait et ça existe, mais il faut revoir et adapter le système pour être sûr qu’on est capable de desservir nos plus vulnérables. Par exemple, d’être capable de voir des gens sans avoir une carte physique, d’être capable de contourner le système qui demande une inscription avec un code postal, etc., etc.

Mais il faudra encore, faut-il, le système s’adapte à tous les niveaux parce qu’historiquement, les cliniques qui se sont adaptées, la première ligne qui s’est adaptée, les médecins qui ont accepté de recevoir ces clientèles-là, l’ont fait souvent pro bono. Elles l’ont fait de bonne foi parce qu’ils sentaient le désir de ne pas laisser cette clientèle-là de côté. Et bien sûr, quand vous basez une offre de service sur la bonne volonté et la bonne foi, vous n’êtes pas dans de la pérennité. Donc, je pense que nos décideurs, nos ministères de la Santé ont vraiment des questions à se poser sur comment on peut institutionnaliser de la souplesse et de la capacité d’adaptation pour s’assurer qu’on dessert d’abord et avant tout nos clientèles les plus vulnérables qui n’auront pas la capacité, l’éducation, le temps, les appareils électroniques pour faire les 12 travaux du combattant que ça demande actuellement pour le citoyen pour avoir accès aux soins.

Ça demande beaucoup de choses. Vous devez être patient en ligne, vous devez avoir un téléphone, vous devez appeler dans les bonnes heures, vous devez remplir des papiers, les envoyer par la poste, attendre de les recevoir à une adresse. Juste là, je vous ai nommé à peu près 10 barrières qui sont des barrières que mes patients vivent au quotidien.

Alya Niang

Et beaucoup de gens comprennent le sans-abrisme comme une personne qui dort dans la rue ou dans un refuge. Mais il y a également l’itinérance cachée. Parlez-nous-en un peu, s’il vous plaît.

Marie-Ève Goyer

Oui, vous avez raison. Il y a deux types d’itinérance qu’on utilise habituellement. L’itinérance visible, qui est celle qui marque plus l’imaginaire, donc les personnes dans la rue, les personnes qui fréquentent les refuges pour personnes en situation d’itinérance. Mais il y a toute l’itinérance cachée qui sont des personnes qui sont plus en situation d’instabilité résidentielle. Donc, c’est des gens qui n’ont pas un toit à eux au-dessus de leur tête, qui vont, par exemple, faire ce qu’on appelle du couchsurfing, aller dormir à gauche et à droite.

Les femmes qui vont être dans des situations de crise ou de violence, qui vont aller un peu dans la famille, un peu chez des amis, un peu dans des auberges. Donc, c’est toute la tranche moins évidente, beaucoup plus difficile à capter dans les chiffres aussi de tout ce qui est vraiment la très grande instabilité résidentielle, la grande précarité résidentielle.

Alya Niang

Donc, j’estime que cela également peut poser un défi dans le cas de l’utilisation du code avec l’itinérance cachée parce que j’imagine que ces personnes habituellement ne se déclarent pas vraiment comme des personnes en situation d’itinérance.

Marie-Ève Goyer

Le diable est dans les détails quand on a des indicateurs comme ça, de voir « qu’est-ce que c’est la définition de l’itinérance pour l’indicateur, » comment on repère les gens, comment on se rend compte. Donc, si vous demandez à la personne, est-ce que vous avez un toit, est-ce que vous avez un endroit où dormir, et que la personne vous dit oui, ça fait combien de temps que vous dormez là, est-ce que vous allez dormir là plusieurs jours, on ne pose pas souvent les sous-questions.

Alya Niang

En effet, parce que l’itinérance est nuancée en fait.

Marie-Ève Goyer

Oui, dans le mot itinérance se cache un très grand nombre de cas de figure, ça, c’est la première chose. Puis la deuxième chose, c’est que ce ne sont pas toutes les personnes en situation d’itinérance qui ont envie non plus de révéler leur statut parce que ça vient aussi avec beaucoup de stigmatisation et beaucoup de honte. Donc, quand vous allez questionner la personne, elle ne se sentira pas nécessairement à l’aise de vous révéler son instabilité résidentielle.

Alya Niang

Absolument. Et Dre Goyer, quel type de programme et de stratégie durable ont été mis en place pour aider à trouver des solutions à ce fléau, plutôt même l’éradiquer?

Marie-Ève Goyer

C’est une très grande question. Comment on lutte contre l’itinérance? L’itinérance, ce n’est pas une maladie. L’itinérance, c’est l’absence de domicile, de logement. Alors, comment est-ce qu’on lutte contre l’itinérance? On donne des logements. Ce n’est pas simple, par contre, comme réponse.

Alya Niang

J’imagine.

Marie-Ève Goyer

Mais je veux quand même nommer l’éléphant dans la pièce. Ce qui fait qu’on voit augmenter l’itinérance en très grande majorité, c’est la non-accessibilité à des logements à bas prix. Donc, il y a un manque dans le parc locatif, il y a une augmentation de location de logement, une diminution des maisons de champs, des modalités qu’on pourrait appeler à très bas seuil, c’est-à-dire des modalités de logement qui avaient beaucoup de souplesse, qui permettaient beaucoup de choses, qui avaient peu de règles. C’est en train de se perdre de façon progressive.

Et l’autre chose que je nomme par la bande, c’est la pauvreté. Si les gens avaient plus d’argent dans leur poche, probablement que l’accès au logement serait un peu moins un problème, quoiqu’on est quand même saturé en termes de disponibilité du parc de logement. Et on rajoute une couche de complexité. Encore faut-il que les logements qu’on va rendre accessibles aient encore une fois une question de souplesse et d’adaptation, la capacité de recevoir des personnes. Et on est capable aussi, je parle un peu plus du réseau de la santé, une fois qu’on a trouvé un logement, de soutenir la personne pour qu’elle y reste. Parce que, bien sûr, si on met un logement, on offre un logement à une personne qui a de graves problèmes de consommation et de santé mentale, ça se peut qu’elle ait besoin de soutien et de soins et d’encadrement pour que ça se passe bien à ce niveau.

Donc, pour répondre à votre question, accès à des logements peu chers et des logements adaptés en termes des enjeux que ces personnes-là vont présenter. Un enjeu de lutte à la pauvreté d’un revenu minimal. Le coût des denrées, le coût de la vie a beaucoup monté et ce n’est pas vrai que ce qu’on donne actuellement, par exemple, au niveau de l’aide sociale ou des modalités complémentaires comme ça, c’est suffisant, du moins pour ce que moi, j’en connais de ma province au Québec. On donne à peu près 800 dollars par mois, alors qu’un loyer à Montréal d’une chambre est plus cher que ça. Donc, vous n’êtes même pas capable, avec la modalité de base, vous ne vous êtes pas nourri, vous n’avez pas acheté de linge. Donc, d’avoir un loyer avec ça, ce n’est pas simple.

Et, bien sûr, je suis un médecin, donc la troisième, pour moi, voie, c’est aussi d’apporter des soins à ces personnes-là pour éviter qu’elles se rendent dans l’itinérance ou pour [indiscernable] la chose qui a fait que ces personnes-là ont basculé vers l’itinérance. Alors, je pense, entre autres, à l’utilisation de substances, aux problèmes de santé mentale, aux troubles neurocognitifs. Donc, il existe des modalités médicales, cliniques pour soutenir ces gens-là. Et là, ça revient à ce qu’on disait tout à l’heure, encore faut-il qu’elles soient accessibles en dehors des urgences? Et bien, ça nous prend des équipes dédiées, ça nous prend des équipes qui ont cette capacité-là d’aller faire du « outreach, » d’aller vers les personnes et de limiter les exigences. Donc, de là encore, l’idée du bas seuil — l’approche à bas seuil, c’est un terme qu’on utilise pour essayer de voir comment on peut tenter de réduire toutes les barrières, à l’accès et à la rétention en soins.

Si la barrière, c’est se déplacer, on va aller vers la personne. Si la barrière, c’est d’avoir une carte à jour d’assurance maladie, bien, on va recevoir la personne sans cette carte-là. Si la barrière, c’est d’avoir des heures où on peut voir un médecin qui sont en dehors des heures standards, d’aller s’adapter, nous, aux besoins de la personne, au lieu que ce soit la personne qui ait besoin de s’adapter au système.

Alya Niang

Nous savons que, derrière chaque itinérant, une histoire particulière, et parfois avec une famille qui souffre. Quel est votre message pour la personne qui écoute ce balado, qui a un proche dans cette situation? Qu’est-ce qu’elle peut faire pour aider, pour atténuer l’impact de l’itinérance?

Marie-Ève Goyer

Je pense que pour le citoyen en général, la chose que j’ai envie de dire, c’est peut-être de ne pas tomber dans le piège de la motivation de la personne. Quand la personne voudra s’aider, on a plein de mesures en place, tout est disponible, les soins sont gratuits au Canada. Donc, quand elle voudra vraiment s’aider, elle le pourra. L’approche de la motivation, de l’absence de motivation de ces personnes-là, il n’y a pas grand monde qui fait le choix d’être dans l’itinérance et de dormir à moins 30 dans une tente, sans pouvoir se laver, avoir accès à des toilettes et à de l’eau potable. C’est un non-choix. C’est difficile de réfléchir à des problématiques, simplement à des problématiques comme l’itinérance, parce que c’est des problématiques hyper complexes.

Mais pour arriver à ce niveau-là, vous le voyez bien, juste pensez, en tout cas moi, mes patients, quand ils me racontent qu’ils dorment dehors à moins 30, j’ai une patiente à qui j’ai demandé « Mais comment tu fais pour te laver si tu es dans une tente l’hiver, prendre une douche? » et elle m’a dit « Mais ça fait deux ans que je n’ai pas pris de douche. »

Donc, c’est juste pour dire qu’on est dans de la très grande intersectionnalité. Ce que je veux dire par là, c’est un peu l’accumulation des vulnérabilités chez des personnes qui ont subi des traumatismes à répétition et qui se retrouvent dans des situations où elles vont malheureusement revivre des traumatismes parce qu’elles vont se faire démanteler leur campement en plein milieu de la nuit, on va leur voler leurs choses parce qu’ils n’ont pas d’endroit barré.

Alors, je pense que du moins comme citoyen, on a le devoir de ne pas tomber dans le jugement hâtif et dans la stigmatisation qui rajoute une couche à ces gens-là qui déjà se sentent mis de côté par la société. Alors, je pense que la première étape, c’est de se rendre compte qu’on a dans notre société des individus qui ont vécu tellement de choses complexes, qui ont dû faire face à tellement de traumas et de complexités dans leur vie qu’ils en sont rendus à être à ce niveau-là, d’être en marge et laissés pour compte. Et je pense qu’on ne doit pas perpétuer ça.

On doit, nous, tendre la main, les personnes qui ont la chance de se retrouver du côté un peu plus aisé, un peu plus simple. On doit tendre la main, on doit faire sentir à ces personnes-là qu’elles appartiennent encore à notre société, à notre groupe et qu’on a le souhait de trouver des solutions ensemble pour mieux les aider.

Alya Niang

Dre Goyer, vous êtes très impliquée dans les programmes d’aide aux personnes en situation d’itinérance et j’estime que cela prend beaucoup de compassion et d’humanisme pour collaborer avec cette population fragile, d’où votre prix d’humanisme AFMC Gold de l’Association des facultés de médecine du Canada et la Fondation Gold, pour l’humanisation des soins de santé. Racontez-nous un peu votre travail d’un point de vue personnel.

Marie-Ève Goyer

Moi, je me sens très privilégiée de travailler avec ces personnes-là qui souvent arrivent vers moi avec beaucoup de méfiance parce qu’ils se sont fait imposer beaucoup de choses, dire beaucoup de choses très, très difficiles. Souvent, le réseau de la santé a été très méprisant et très traumatisant avec ces personnes-là. Alors, des fois, j’avance vraiment doucement pour gagner la confiance de ces gens-là. Ces gens-là qui sont souvent vus dans la population comme des personnes dangereuses, des mauvaises personnes, qui a fait des mauvais choix. Ça fait 20 ans que je fais ça et ce n’est pas mon expérience.
Je rencontre des personnes, des humains comme vous et moi, souvent même des humains très riches, riches que beaucoup d’humains bien nantis, plus riches intérieurement de beaucoup de réflexions et beaucoup d’expériences. J’ai rencontré, je pense, une surreprésentation de gens extrêmement intelligents dans la rue aussi, qui ont des grandes intelligences et des grandes sensibilités qui ont été malheureusement dans des histoires et des familles très traumatisantes et très dysfonctionnelles. Et c’était des enfants qui voyaient tout, qui comprenaient tout et qui sentaient tout et qui ont souvent pas eu beaucoup d’autres choix que d’utiliser, par exemple, des substances pour réussir à survivre au degré de traumatisme auquel ils ont été confrontés, pour s’évader.

Donc, j’ai beaucoup de plaisir dans mon travail. Je découvre des humains extraordinaires, mais avec des histoires très difficiles. Juste pour vous donner une idée, ça m’est arrivé plusieurs fois dans ma vie d’avoir l’impression que j’allais perdre connaissance quand la personne me racontait son histoire tellement c’était difficile à entendre et ce n’est pas mon histoire. Ce n’est même pas moi et c’était trop pour mon système d’entendre ce que les gens avaient à me dire. Donc, imaginez pour ceux qui l’ont vécu. C’est des histoires inimaginables pour vous et moi. Je suis tellement loin d’avoir ce niveau-là de traumatisme.

Et puis, bien, je fais un petit clin d’œil à la crise des surdoses d’opioïdes qui sévit partout au Canada actuellement, qui n’est pas sans toucher de façon disproportionnée mes patients. Pour vous donner un exemple de ce que je veux dire, j’ai un de mes patients que j’aime beaucoup, qui a été incarcéré à répétition et qui avait une conjointe qui aimait beaucoup et qui s’est réveillé un matin et sa conjointe était décédée d’une surdose à côté de lui. Et il a essayé de la réanimer, il a appelé les policiers et quand les policiers sont arrivés, ils l’ont enfermé au poste de police et il n’a pas pu accompagner sa conjointe à l’hôpital, il n’a pas pu être aux funérailles. Donc, imaginez le niveau si vous trouviez votre conjoint décédé à côté de vous en vous réveillant le matin, juste ça, puis en plus, on vous interdit d’être avec lui et d’assister. Donc, c’est des traumatismes par-dessus traumatismes de très, très hauts niveaux.

Mais, pour répondre à votre question, ce qui est difficile pour moi, ce n’est pas les patients, c’est les injustices du système. C’est de voir aussi comment des fois, ils se font recevoir dans le système de façon très dure et retraumatisante, alors qu’ils auraient besoin qu’on les accueille avec délicatesse et douceur. De voir comment, encore en 2024, on est en train de dire « mais comment ça se fait qu’on n’a pas organisé nos soins, comment ça se fait qu’on ne s’occupe pas adéquatement de ces clientèles-là. » Donc, c’est là pour moi où c’est plus difficile, où ça me coûte beaucoup plus d’énergie ou beaucoup plus de santé mentale. C’est de voir à répétition à travers les années, les injustices sociétales se répéter.

Qu’il y ait eu des injustices à la base, qu’il y ait eu des traumatismes à la base, c’est une chose. Qu’on continue de les perpétuer sciemment, en connaissant ce qu’il faudrait faire, en ayant la science derrière nous qui nous montre comment des voies pourraient fonctionner. Là, je vous avoue que j’ai plus de difficultés.

Alya Niang

Je sais que c’est un milieu qui permet, à force de le vivre et de le voir, qui permet d’avoir beaucoup plus d’empathie, beaucoup plus de bienveillance envers ces personnes vulnérables.

Marie-Ève Goyer

C’est comme toute chose en nous, les humains, quand on est dans l’inconnu, ça peut nous faire peur et puis on peut avoir tendance aussi à garder un peu les stéréotypes en tête. Mais quand vous connaissez ces personnes-là, quand vous brisez l’inconnu, vous vous rendez compte que c’est des personnes comme vous et moi qui ont eu probablement moins de chance, mais avec des capacités de résilience incroyables, avec les mêmes enjeux humains qu’on a tous, le besoin de se sentir aimé, le besoin de sécurité, le besoin de respect, le besoin de connecter avec d’autres êtres humains, le besoin d’assurer son développement, son bonheur, et puis celui des personnes proches, c’est les mêmes enjeux humains, ils sont partout pareils.

Alya Niang

Merci beaucoup, Dre Goyer, d’avoir élucidé les questions relatives à l’itinérance, un sujet aussi sensible et important. Vous avez apporté une contribution précieuse à ce balado. Merci encore.

Marie-Ève Goyer

Merci à vous.

Alya Niang

Le Canada a mis en place une stratégie nationale de lutte contre l’itinérance, visant à prévenir et à réduire l’itinérance chronique de 50 % à l’échelle nationale d’ici 2027. Vous trouverez les données, sur l’hospitalisation des personnes en situation d’itinérance, sur le site web de l’ICIS, icis.ca.

Merci d’avoir pris le temps de nous écouter. Et n’oubliez pas qu’il y a une histoire particulière derrière chaque itinérant. Notre producteur exécutif est Jonathan Kuehlein, et un grand merci à Heather Balmain, notre assistante de production, et Avis Favaro, l’animatrice du balado de l’ICIS en anglais. Abonnez-vous au balado d’information sur la santé, et écoutez-le sur la plateforme de votre choix.

Ici Alya Niang, à la prochaine.

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Comment citer ce contenu :

Institut canadien d’information sur la santé. Patients en situation d’itinérance — Dre Marie-Ève Goyer. Consulté le 25 avril 2025.