La santé mentale des enfants et des jeunes au Canada — Liudmila Husak, Chris Daken et le Dr Chris Wilkes

Chris Daken & Dr Wilkes

29 min | Publié le juin 27 2022

La pandémie de COVID-19 chamboule la vie des Canadiens depuis le printemps 2020. Les enfants et les jeunes ont été parmi les plus touchés. Dans cet épisode du BISC, notre animatrice, Avis Favaro, épluche les données avec la gestionnaire de la division Analytique du système de santé à l’ICIS, Liudmila Husak. Elle s’entretient ensuite avec Chris Daken, de Fredericton (Nouveau-Brunswick), qui raconte le décès de sa fille de 16 ans, Lexi, d’un suicide durant la pandémie, et avec le Dr Chris Wilkes, chef divisionnaire en psychiatrie de l’enfance et de l’adolescence aux Services de santé de l’Alberta et à l’Université de Calgary. Ils discutent des efforts des experts en santé mentale pour lutter contre les effets de la pandémie sur nos jeunes gens.

Cet épisode est disponible en anglais seulement

Transcript

Avis Favaro

Cet épisode traite de suicide et d’automutilation et pourrait troubler certains auditeurs. Si vous en avez besoin, vous pouvez obtenir de l’aide en composant le 911 ou en appelant votre centre de crise local.

Bonjour et bienvenue au Balado d’information sur la santé au Canada. Nous l’appelons BISC pour faire court. Je m’appelle Avis Favaro et je suis heureuse d’animer une toute nouvelle saison de ce balado de l’Institut canadien d’information sur la santé, mieux connu sous le nom d’ICIS. Notre objectif est d’examiner en profondeur le système de santé canadien en interrogeant des experts, des professionnels de la santé et des patients sur les défis et les solutions possibles.

Une remarque : les opinions présentées ici ne reflètent pas nécessairement celles de l’ICIS, mais il s’agit d’une discussion libre et ouverte sur notre cher système de santé et sur le travail accompli pour aider les Canadiens à rester en santé.

Cette semaine, nous nous demandons comment vont les jeunes. Lorsque la vie comme nous la connaissions s’est arrêtée en raison de la COVID au printemps 2020, les autorités sanitaires ont centré leur attention sur les dangers physiques immédiats du nouveau coronavirus. Or, la COVID et les mesures pour freiner sa propagation ont été des facteurs de stress majeurs pour les adultes et les enfants, qui ont cessé d’aller à l’école, de pratiquer du sport et de voir leurs amis. Certains ont aussi vu leurs parents perdre leur emploi ou leur entreprise. D’autres ont même été témoins de violence familiale.

Les données montrent que les bouleversements plongent un grand nombre d’enfants et d’adolescents en situation de crise sur le plan de la santé mentale.

Chris Daken

C’est à sa première tentative de suicide pendant la nuit, alors qu’elle a appelé le 911 elle-même. Quand on se réveille avec les lumières d’une ambulance dans l’entrée, on voit soudainement l’ampleur du problème. Après, nous savions que nous devions lui trouver de l’aide.

Dr Wilkes

Nous avons connu une augmentation de quelque 200 % du nombre de personnes se présentant à notre service d’urgence et constaté une hausse de divers troubles, comme l’anxiété, la dépression, les troubles de l’alimentation, la toxicomanie. Le système est vraiment mis à rude épreuve.

Avis Favaro

Nous examinerons les données elles-mêmes et les répercussions de cette situation sur les familles et le système de santé. Et nous nous demanderons si ces changements sont là pour de bon ou s’il y a moyen d’inverser la tendance.

Penchons-nous d’abord sur les données. Je suis en compagnie de Liudmila Husak, gestionnaire de l’Analytique du système de santé, à l’ICIS, à Toronto.

Bonjour, Liudmila. Pour tenter de brosser le portrait de la santé mentale des enfants, que mesurez-vous exactement?

Liudmila Husak

Nous examinons les hospitalisations et les visites au service d’urgence. Nous avons aussi des données sur l’utilisation de médicaments. Nous n’avons pas de données sur les soins de santé primaires. Nous examinons donc la situation sous l’angle du système hospitalier et des médicaments.

Avis Favaro

Et quelles tranches d’âge examinez-vous?

Liudmila Husak

Nous nous intéressons aux enfants et aux jeunes, de 5 à 24 ans.

Avis Favaro

D’accord. Et qu’avez-vous trouvé?

Liudmila Husak

Cette année, nous avons pu commencer à examiner les données en situation de pandémie. Tout d’abord, nous n’avons pas constaté d’augmentation des hospitalisations ni des visites au service d’urgence. Mais il faut replacer les choses dans un contexte plus large.

Au cours des premiers mois de la pandémie, les gens avaient peur et étaient inquiets à l’idée de se rendre à l’hôpital. Ils ont préféré ne pas y aller ou se faire soigner ailleurs. De même, certaines personnes ont choisi de ne pas aller consulter pour des problèmes de santé mentale.

Toutefois, la proportion des problèmes de santé mentale par rapport à celle des autres maladies a en fait augmenté. En effet, un jeune sur 4 hospitalisé au Canada en 2020 l’a été pour des problèmes de santé mentale.

Avis Favaro

Est-ce surprenant?

Liudmila Husak

Ce nombre est assez important, assez élevé, devrais-je dire. Ce qui nous a vraiment surpris, c’est l’augmentation des troubles de l’alimentation. Et le groupe qui est ressorti est celui des femmes, des filles de 10 à 17 ans. Dans ce groupe, les hospitalisations ont augmenté de 60 % et les visites au service d’urgence, de plus de 100 % — de 115 % plus précisément. Cette situation a vraiment attiré notre attention, car nous examinons fréquemment les données, et il est rare de voir une augmentation aussi importante en une seule année.

Avis Favaro

Et c’est inquiétant.

Liudmila Husak

Oui.

Avis Favaro

Car nous ne savons pas pourquoi, n’est-ce pas?

Liudmila Husak

Oui, il y a quelques explications. Il y a des liens avec le temps passé devant un écran et le fait d’avoir été isolé, de ne pas avoir pu participer aux activités parascolaires ou de ne pas être allé à l’école pendant la pandémie. Tous ces facteurs peuvent être à l’origine de cette augmentation.

Avis Favaro

Quels autres résultats avez-vous trouvés concernant la médication? On a prescrit des antidépresseurs ou des anxiolytiques à plus de jeunes?

Liudmila Husak

Oui. C’est une constatation qu’il faut souligner, car, contrairement aux hospitalisations et aux visites au service d’urgence, qui ont connu une légère baisse au début, l’utilisation de médicaments a en fait augmenté. La consommation de médicaments pour les troubles anxieux et de l’humeur augmente depuis 10 ans, et elle a aussi augmenté en 2020.

Ce qui ressort aussi de ces données, c’est que l’utilisation est 2 fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Cette tendance s’est maintenue pendant la pandémie. Ainsi, même si des gens ont choisi de ne pas se rendre à l’hôpital ou au service d’urgence, ils continuaient à se faire prescrire des médicaments. Il est donc probable qu’ils se faisaient soigner ailleurs, par des dispensateurs de soins primaires ou autres. C’est pourquoi nous disons qu’en examinant la situation sous l’angle du système hospitalier, nous voyons la pointe de l’iceberg. Il y a aussi beaucoup de personnes qui reçoivent des soins primaires ou qui ne reçoivent peut-être même pas de soins et qui ne sont pas dans nos données.

Avis Favaro

Et qu’en est-il des caractéristiques géographiques et économiques?

Liudmila Husak

Par exemple, en ce qui concerne les problèmes de santé mentale en général, les personnes vivant dans les quartiers à faible revenu se rendent davantage à l’hôpital et au service d’urgence pour des problèmes de santé mentale. Pour les troubles de l’alimentation, c’est un peu l’inverse. Ce sont les personnes vivant dans les quartiers les plus aisés qui vont le plus souvent à l’hôpital et au service d’urgence.

Avis Favaro

Que pouvons-nous en conclure sur la santé mentale des enfants et des adolescents au Canada?

Liudmila Husak

Il est certain que la pandémie s’est répercutée sur leur santé mentale, et assurément de façon négative. Ainsi, des établissements déclarent un code rose. Des hôpitaux comme l’Hôpital pour enfants de Toronto ou le Centre hospitalier pour enfants de l’Est de l’Ontario tirent la sonnette d’alarme sur l’état de la santé mentale des enfants au Canada et attirent l’attention sur ce problème.

Avis Favaro

Vous pensez que c’est…

Liudmila Husak

Je pense que c’est justifié. J’ai moi-même un adolescent et un enfant de 8 ans, et j’espère que maintenant que tout est rouvert, la santé mentale des jeunes s’améliorera globalement. Heureusement, la pandémie ralentit en quelque sorte. Mais nous continuerons à suivre les tendances et nous verrons ce qu’il en sera l’année prochaine.

Avis Favaro

Merci beaucoup, Liudmila. Merci.

Liudmila Husak

Merci, Avis. Merci de m’avoir invitée.

Avis Favaro

Les données cachent des histoires douloureuses pour des familles, dont certaines doivent vivre avec les conséquences. Nous parlerons de ce qui est arrivé à Lexi Daken, de 16 ans, qui a tenté d’obtenir de l’aide pour des problèmes émotionnels pendant la pandémie.

Nous nous entretenons maintenant avec le père de Lexi, Chris Daken, à Fredericton.

Bonjour, Chris. Comment allez-vous?

Chris Daken

Bonjour. Je vais bien. Merci de me recevoir.

Avis Favaro

Bien. Merci beaucoup. Pouvez-vous nous parler de Lexi? Comment était-elle?

Chris Daken

Lexi était en quelque sorte une adolescente typique. Elle avait son cercle d’amis, faisait du sport. Nous faisions beaucoup d’activités en famille, comme du ski, du camping, de la chasse, de la pêche et du VTT. C’était une jeune qui passait beaucoup de temps avec sa famille et ses amis.

Avis Favaro

Vous avez envoyé des photos. C’était une fille adorable. Avait-elle déjà manifesté des signes de détresse mentale?

Chris Daken

Pas vraiment. Tout s’est bousculé. Je veux dire, sa santé mentale n’était pas excellente depuis un certain temps, mais je ne dirais pas que c’était comme certains jeunes qui ont des problèmes de santé mentale pendant plusieurs années. Ce n’était pas vraiment le cas de Lexi.

Avis Favaro

La pandémie est-elle en cause?

Chris Daken

Je suis sûr qu’elle a joué un rôle. Je ne pense pas que ce soit le seul facteur ayant influé sur la santé mentale de Lexi, mais les restrictions liées à la pandémie ont certainement eu une incidence sur ce qu’elle ressentait.

Lexi était le genre de personne qui aimait la routine. Se lever le matin, partir de la maison, revenir de l’école, faire ses devoirs, parler avec ses amis, faire des activités. Alors, quand la COVID est arrivée, son quotidien a vraiment changé. Elle ne pouvait plus parler à son groupe d’amis tous les jours à l’école. Et c’est différent de devoir parler à quelqu’un sur un téléphone par Snapchat, Instagram ou autre. Il n’y a pas le même lien avec la personne, et je pense que ça explique en partie la situation. Les sports étaient interdits et ils étaient au cœur des activités de Lexi. Il y avait donc plusieurs facteurs aggravants, je dirais.

Avis Favaro

Qu’est-ce qui a changé dans son humeur?

Chris Daken

Elle a semblé devenir un peu plus isolée quand la COVID est arrivée. Elle passait sans doute un peu plus de temps que d’habitude dans sa chambre. Elle n’était pas aussi souvent qu’avant dans le salon avec le reste de la famille.

Avis Favaro

Quand avez-vous commencé à vous inquiéter?

Chris Daken

La première fois où je me suis inquiété, c’était probablement lors de la première tentative de suicide de Lexi en novembre. Jusque-là, je savais qu’elle était un peu déprimée et triste. Mais je suppose qu’en tant que parent, on n’est pas toujours pleinement conscient de ce que vit notre enfant, non? Et on ne pense pas qu’une telle situation va se produire.

Mais c’est sans doute à sa première tentative de suicide pendant la nuit, alors qu’elle a appelé le 911 elle-même. Quand on se réveille avec les lumières d’une ambulance dans l’entrée, on voit soudainement l’ampleur du problème. Après, nous savions que nous devions lui trouver de l’aide.

Avis Favaro

Vous avez cherché de l’aide. Que s’est-il passé quand vous avez dit, s’il vous plaît, ma fille a besoin d’aide?

Chris Daken

Eh bien, sans doute la même chose que pour beaucoup de parents, pas seulement au Nouveau-Brunswick, mais dans tout le pays. Il y a beaucoup de portes fermées. Il n’est pas facile d’accéder aux soins en santé mentale au Canada. Nous n’avons jamais vraiment obtenu les services dont nous avions besoin à l’hôpital.

Avis Favaro

Pouvez-vous nous dire quel était le diagnostic?

Chris Daken

Dépression et trouble de la personnalité limite. Je trouvais le diagnostic difficile à comprendre. Je ne suis pas un professionnel. Il y avait peut-être des signes révélateurs qu’ils ont vus tout de suite, et je n’ai jamais dit que le diagnostic était bon ou mauvais. J’ai seulement toujours pensé que c’était quelque chose de difficile à diagnostiquer en une visite de 30 ou 20 minutes.

Avis Favaro

Combien de temps Lexi a-t-elle attendu à l’hôpital avant d’être examinée?

Chris Daken

Presque 8 heures, je dirais.

Avis Favaro

A-t-elle pu voir un psychiatre?

Chris Daken

Non.

Avis Favaro

Le psychiatre est rentré chez lui avant de pouvoir la voir? Que pensez-vous de la façon dont elle a été traitée à l’hôpital, la dernière fois?

Chris Daken

Je ne suis évidemment pas satisfait des services. Vous savez, les personnes qui font une crise cardiaque ou qui ont un bras ou un pied cassé sont prises en charge. On ne leur dit jamais : « Vous avez un bras cassé, je ne vous verrai pas aujourd’hui, revenez demain. » On ne ferait jamais ça pour un tel problème. Mais il semble que le système de santé le fait pour les gens ayant des problèmes de santé mentale.

Avis Favaro

Quand elle a été renvoyée à la maison, est-ce que vous craigniez pour sa vie?

Chris Daken

Non. Même le soir avant son décès, nous étions allés ensemble en voiture jusqu’à Saint John, juste elle et moi. Pendant le trajet, nous avons planifié des activités pour la fin de semaine et l’été. Je ne m’attendais donc pas à ce que ce soit notre dernière soirée…

Avis Favaro

Ça a dû être tout un choc. Est-ce que son décès aurait pu être évité?

Chris Daken

Absolument. Oui. Et d’autres ont déjà pu être évités, après que la mort de Lexi eut causé une grande agitation médiatique, ici au Nouveau-Brunswick et dans tout le Canada. Son histoire a fait le tour du Canada pendant un certain temps. Et étant donné toute l’attention médiatique et les détails que nous avons fait connaître sur son histoire et ce qui s’est passé, l’équipe du Défenseur des enfants et des jeunes du Nouveau-Brunswick a demandé un examen et un rapport. Dans le rapport, l’équipe du Défenseur a déterminé que la mort de Lexi était évitable. Voilà.

Avis Favaro

Ça doit être difficile.

Chris Daken

Oui. Je veux dire, ça fait presque 16 mois. On finit par s’habituer à certaines choses au bout d’un moment. Ça ne devient jamais plus facile, mais on apprend à vivre avec le chagrin et la douleur, je suppose.

Avis Favaro

Oui. Beaucoup de parents ne voudraient pas parler de solutions alors qu’ils vivent un deuil. Mais vous vous êtes donné pour mission de tenter d’améliorer les choses. Comment souhaitez-vous que les choses se déroulent quand un adolescent ou une adolescente, comme Lexi, se rend au service d’urgence?

Chris Daken

Prenez un jeune de 15 ou 16 ans qui a affirmé à quelqu’un qu’il ne voulait plus vivre. Il se présente au service d’urgence en espérant obtenir de l’aide, puis le personnel ne l’aide pratiquement pas. C’est presque comme si le service d’urgence ou l’hôpital mettait en doute ses paroles.

C’est ce qui est frustrant en tant que parent, et je sais qu’il y a probablement des centaines et des milliers de parents qui ressentent exactement la même chose que moi, qui se demandent ce qu’ils doivent faire pour que leur enfant obtienne l’aide dont il a besoin.

Avis Favaro

La province a formulé des recommandations sur la façon de traiter les enfants et les adolescents comme Lexi. C’est un début?

Chris Daken

C’est un début. La ministre de la Santé a promis la mise en œuvre de 21 recommandations dans un délai d’un an. Et je crois que lorsque la CBC a publié son article sur ces 21 recommandations, 9 avaient été mises en œuvre, et les autres étaient toutes en voie de l’être.

Avis Favaro

Quel est votre message en ce qui concerne les enfants et la santé mentale?

Chris Daken

Dans le rapport qui a été publié, Greg Nicholas indique que les hôpitaux attribuent une valeur en argent à chaque décès d’enfant. Et le chiffre présenté était plutôt colossal. C’est essentiellement ce qu’il en coûte à la province chaque fois qu’un enfant meurt, quelles que soient les circonstances.

En regardant ce chiffre, je me suis dit que s’il en coûte, disons, 750 000 $ à la province pour chaque décès, ne se serait-il pas mieux de dépenser cet argent en amont plutôt qu’après coup?

Je sais que le gouvernement doit injecter plus d’argent dans le système hospitalier pour recruter du personnel afin d’améliorer l’accès. Il y aura plus de professionnels en santé mentale, comme des psychiatres, des psychologues, des conseillers; tous sont nécessaires. Je suis sûr que tous ces professionnels en ce moment s’occupent déjà du nombre maximum de patients qu’ils peuvent absorber.

Avis Favaro

Mais — il y a un mais ici — il en faut plus. Ça aurait pu sauver la vie de Lexi.

Chris, je tiens à vous remercier. Pour les gens qui traversent une période de deuil, comme c’est le cas pour votre famille et vous, il doit être difficile d’en parler. Mais souhaitons que des gens qui entendent votre histoire se joignent aux efforts pour améliorer les services.

Dans les services d’urgence et les cliniques de tout le pays, les experts en santé mentale tentent maintenant de composer avec ce que beaucoup considèrent comme une véritable urgence. Plus de jeunes ont besoin de counseling et de soins médicaux pour la dépression, la consommation de drogues et les troubles de l’alimentation. Mais il y a aussi un arriéré de dossiers et de longues attentes pour recevoir des soins, pour ceux qui réussissent à en recevoir.

Nous sommes maintenant en compagnie du Dr Chris Wilkes, psychiatre à Calgary, qui travaille aux Services de santé de l’Alberta. Bonjour, Dr Wilkes.

Dr Chris Wilkes

Bonjour, Avis.

Avis Favaro

Parlez-nous de ce que vous avez commencé à observer pendant la pandémie en ce qui concerne le nombre de cas.

Dr Chris Wilkes

Eh bien, pendant la pandémie, nous avons d’abord observé une diminution des visites dans tous nos services, en raison du confinement, de la fermeture des écoles et de l’interruption des autres activités sociales.

Puis, il y a eu une augmentation graduelle du nombre de patients se présentant au service d’urgence. Cette tendance s’est poursuivie jusqu’à tout récemment. Cet hiver et ce printemps, nous avons connu une augmentation de quelque 200 % du nombre de personnes se présentant au service d’urgence et constaté une hausse de divers troubles, comme l’anxiété, la dépression, les troubles de l’alimentation, la toxicomanie et les comportements suicidaires. Nous avons donc été très, très occupés.

Avis Favaro

Effectivement. Vous parlez d’une augmentation de 200 %. C’est énorme.

Dr Chris Wilkes

Nous utilisons le terme tsunami pour parler des demandes d’orientation en santé mentale. Et, comme vous y avez fait allusion plus tôt, nos voisins au sud de la frontière ont déclaré une urgence nationale en ce qui concerne la santé mentale des enfants. Nous n’avons pas déclaré d’urgence nationale ici, mais nous sommes certainement inquiets. Et il y a une crise pour le soutien aux jeunes et aux patients en santé mentale.

Avis Favaro

Y a-t-il des cas qui vous ont frappé? Ou qui sont gravés dans votre esprit?

Dr Chris Wilkes

Les cas qui me restent en tête sont ceux où nous n’avons pas pu sauver les gens. Dans certaines situations, des adolescents avaient consommé des substances et sont morts accidentellement, d’une surdose sans doute, parce que personne n’était présent pour leur injecter de la naloxone.

Avis Favaro

Quel est l’âge des patients les plus jeunes?

Dr Chris Wilkes

Nous voyons beaucoup de jeunes patients, de 10 à 14 ans, qui arrivent dans un état de détresse, parfois avec des blessures auto-infligées. Ils n’ont pas eu accès à d’autres moyens mortels pour se faire du mal, mais ils sont complètement désorientés, confus, et ont besoin d’aide.

Avis Favaro

Comment vous sentez-vous? Vous êtes un psychiatre. Vous avez été formé pour aider les enfants.

Dr Chris Wilkes

Oui. Oui. C’est une très bonne question. Je pense parler non seulement en mon nom, mais aussi en celui de mes collègues, pour dire que c’est accablant. C’est parfois démoralisant, quand on pense que les besoins des enfants et des adolescents sont aussi grands.

Tout ce qu’on peut faire, c’est apporter une petite contribution pour alléger la souffrance et le poids qu’elle représente pour les familles. Et il faut en faire beaucoup plus dans la collectivité, à l’échelle des familles.

Avis Favaro

L’ICIS a entre autres constaté que les troubles de l’alimentation ont fortement augmenté au fil des vagues de la pandémie. Vous avez observé la même chose?

Dr Chris Wilkes

Oui. Nous avons constaté une augmentation majeure des troubles de l’alimentation dans toutes les tranches d’âge. Cette tendance s’inscrit bien sûr dans le contexte de la hausse de l’anxiété accrue, de l’augmentation du temps passé à la maison et de la diminution du soutien provenant des amis.

Avis Favaro

Y a-t-il assez de services pour les jeunes en détresse? Nous venons d’entendre parler le père d’une jeune de 16 ans qui est restée au service d’urgence pour attendre une consultation en psychiatrie et qui ne l’a pas obtenue, et elle est morte. Quelle est la situation au Canada?

Dr Chris Wilkes

D’abord, j’aimerais lui offrir mes condoléances. C’est une situation épouvantable pour tout parent.

Et puis j’ajouterai que le sous-financement de nos services est criant et l’était déjà avant la pandémie. Et comme vous le savez probablement grâce aux données de l’ICIS, le nombre d’admissions à l’hôpital et de visites au service d’urgence avait déjà beaucoup augmenté, parce que les enfants et les adolescents arrivaient déjà difficilement à gérer leurs émotions. Puis, la pandémie est arrivée, et la hausse s’est accentuée.

Une fois que le choc du début fut passé et que les gens cessèrent d’avoir peur d’aller à l’hôpital, nous avons vu beaucoup plus de jeunes en détresse, dont une partie aux prises avec des troubles de l’alimentation. Mais l’anxiété et la dépression chez ces jeunes vulnérables en particulier étaient si graves qu’il fallait les hospitaliser.

Avis Favaro

Est-ce que c’est une question de temps? Est-ce que ces changements sont là pour de bon? Ou est-il possible d’inverser la tendance?

Dr Chris Wilkes

Je pense que la majorité des enfants et des adolescents retrouveront un bon état d’esprit avec la reprise des activités et les nouvelles possibilités qui s’offrent.

Mais certains jeunes étaient déjà vulnérables, et avec la COVID, ils ont eu moins d’occasions de développer des stratégies d’adaptation. Les choses demeureront difficiles pendant un certain temps pour ces jeunes, et pour les familles qui ont dû composer avec un énorme stress financier.

Comme vous le savez, dans certaines familles, il y a eu une séparation ou des querelles. Il y a eu beaucoup plus d’appels aux services de protection de l’enfance et de signalements de violence familiale qui ont nécessité l’intervention de la police.

Le stress a donc atteint un niveau si élevé chez certaines personnes que des structures se sont détruites. Et lorsque des stratégies d’adaptation pour la santé mentale sont mises en pièces ou que quelqu’un perd toute estime de soi, il faut du temps pour s’en remettre. Et certaines personnes peuvent ne pas s’en remettre.

Avis Favaro

Vos collègues et vous avez donc écrit une lettre, un appel à l’action à l’échelle nationale. Que souhaitez-vous?

Dr Chris Wilkes

L’Académie canadienne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent a été très frappée par les pressions qui s’exerçaient sur la prestation de services à un grand nombre de jeunes dans toutes les régions du pays, et pour des gens comme moi, des chefs de division en pédopsychiatrie.

Nous voulions qu’il y ait une coordination, une sorte de base de données nationale afin de pouvoir planifier les services dans les régions et faire en sorte que des services fondés sur des données probantes soient disponibles.

Je vais vous donner un exemple. Dans notre région, nous avons constaté que le soutien en santé mentale dans les écoles est essentiel. Car, si ce soutien communautaire n’est pas offert, les jeunes et les familles finissent par se rendre au service d’urgence ou ils ignorent les problèmes jusqu’à ce qu’ils s’aggravent au point où ils doivent aller au service d’urgence.

Nous avons donc demandé avec insistance qu’il y ait du soutien communautaire en santé mentale. Il faut que ce soit dans les écoles. Il faut de l’aide pour appuyer l’éducation, la protection de l’enfance et les enfants ayant des déficiences développementales. Nous avons aussi fait valoir qu’il fallait du soutien pour les programmes à l’hôpital, car il n’y a tout simplement pas assez de lits ou de personnel pour s’occuper des jeunes qui arrivent.

Avis Favaro

Avez-vous reçu une réponse? Ou vu des signes?

DChris Wilkes

On en a beaucoup parlé. Et nous reconnaissons que la santé mentale n’est qu’un morceau du casse-tête complexe devant lequel se trouve la société. À notre avis, le financement qui est dirigé vers le milieu communautaire est un bon signe. Mais il est difficile d’être très optimiste, car nous sommes en concurrence avec d’autres services.

Avis Favaro

Est-ce que tout ça est éprouvant pour vous?

Dr Chris Wilkes

Oui. Oui. Je pense que les conséquences négatives sur le moral, ou l’épuisement professionnel, ont considérablement augmenté chez les médecins. Et nous avons perdu des médecins qui ont quitté le milieu et ont cherché d’autres types d’emploi. L’épuisement professionnel, non seulement chez les médecins, mais aussi chez les professionnels paramédicaux, est très important.

Avis Favaro

La pandémie, disons-le, n’a pas dit son dernier mot. Y a-t-il quelque chose que les parents doivent surveiller et que doivent-ils faire s’ils croient que leurs enfants ont des problèmes?

Dr Chris Wilkes

Si votre enfant ou votre adolescent abandonne ses activités habituelles, dort mal, est plus agité ou irritable, rencontre des difficultés dans ses études, n’arrive plus à penser clairement et vous dit qu’il n’est pas heureux, qu’il n’a pas d’avenir, qu’il se sent dans une impasse ou qu’il s’ennuie, comme parents, assoyez-vous avec lui et parlez-lui. Cherchez à savoir comment il se sent et ce qui le préoccupe. La validation des émotions peut beaucoup aider votre enfant à développer des stratégies d’adaptation.

L’autre élément consiste évidemment à essayer de réduire le stress auquel votre enfant est confronté. N’oublions pas qu’avoir du plaisir et s’amuser sont des aspects très importants de la vie des enfants. Si on les empêche de jouer ou qu’on leur donne moins d’occasions de jouer, ils auront plus de difficulté à maintenir ce qu’on pourrait appeler une bonne santé mentale.

Avis Favaro

Merci beaucoup, Dr Wilkes.

Ce que nous avons entendu aujourd’hui est bouleversant et inquiétant. La santé mentale des jeunes sous-tend leur capacité future à fonctionner comme adultes en santé. Nous vous remercions d’avoir été à l’écoute, et nous espérons que ce balado suscitera la discussion sur ce que nous devons tous faire pour préserver la santé mentale des jeunes.

Cet épisode a été produit par Jonathan Kuehlein, avec l’aide d’Aila Goyette.

Pour en savoir plus au sujet du rapport de l’ICIS sur la santé mentale des jeunes, consultez notre site Web à l’adresse icis.ca — I C I S, comme dans « Institut canadien d’information sur la santé ». Et n’oubliez pas de vous abonner au Balado d’information sur la santé au Canada sur la plateforme de votre choix.

Ici Avis Favaro. À la prochaine!

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